Quand Gérald Darmanin bafoue la loi
PAR THOMAS LEGRAND CHRONIQUEUR POLITIQUE
Le ministre de l’Intérieur bafoue l’Etat de droit en affirmant qu’il ne respectera pas une décision du Conseil d’Etat, il affirme haut et fort qu’il n’en a rien à faire d’une décision de justice et ça ne fait pas scandale. Le garde des Sceaux se tait, l’Elysée ne dit rien. La majorité, sans boussole depuis le début, dérive désormais à plein tube dans une stupéfiante indifférence générale et laisse celui à qui elle a livré la charge de diriger la sécurité du pays s’opposer à l’application d’une décision de justice.
Voilà un édito non pas pour défendre un Ouzbek renvoyé dans son pays (quoique ça l’aurait mérité) et qui risque d’y être torturé, mais pour défendre le droit et l’idée selon laquelle les premiers à devoir respecter la loi sont les détenteurs du pouvoir. Le respect, par les gouvernants, des règles qui encadrent leur pouvoir, c’est la définition de l’Etat de droit démocratique. Un édito pour demander simplement que les droits français (une décision du Conseil d’Etat) et européen (un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, ou CEDH) soient respectés, c’est, semble-t-il, devenu un acte déraisonnable et une preuve de déconnexion. Dans quel état de panique sécuritaire et à quel niveau d’emprise de l’extrême droite illibérale sommes-nous pour que des avocats et la presse en soient à demander que le ministre de l’Intérieur respecte la loi ?
Gérald Darmanin avait prononcé cette phrase proprement insensée le 13 novembre, qui aurait dû alerter s’agissant d’un ressortissant ouzbek contre lequel ne pesait pourtant aucune charge : «J’ai décidé de le renvoyer dans son pays […] qu’importent les décisions des uns et des autres.» L’homme a été expulsé alors qu’il est menacé, chez lui, de poursuites pour raisons politiques et qu’il y a déjà été torturé. Et alors que la CEDH avait souligné l’illégalité de son éventuelle expulsion. Le Conseil d’Etat est allé encore plus loin en enjoignant l’Etat à faire revenir l’expulsé. Malgré tout, Darmanin explique qu’il va «tout organiser» pour qu’il «ne puisse pas revenir». On peut admettre qu’un ministre de l’Intérieur veuille que le taux d’OQTF (obligations de quitter le territoire) réalisé soit amélioré, mais la France, en vertu de ses valeurs de base et de sa signature de la Convention européenne des droits de l’homme, n’expulse pas des ressortissants étrangers qui ont toutes les chances de se faire torturer dans leurs pays. Lucie Simon, l’avocate de l’homme expulsé, tente d’avoir un rendez-vous avec le ministère des Affaires étrangères pour voir s’il est au moins possible de s’assurer que son client puisse bénéficier d’une quelconque protection contre la torture.
Est-ce qu’au moins les autorités françaises s’en soucient ? On n’en sait rien. On est atterré de constater que, dans une indifférence quasi générale, le ministre de l’Intérieur peut s’affranchir de deux décisions de justice, validant ainsi le discours de l’extrême droite selon lequel l’Etat de droit, tel qu’il est entendu généralement dans nos démocraties depuis 1945, est un obstacle, une notion nuisible. Il faut sortir les grands mots : en matière de naufrage moral et politique du macronisme on n’avait jamais atteint de telles profondeurs
Note : Je publie l’intégralité de l’édito de Thomas Legrand, ce lundi 18 décembre 2023, dans Libé. Je sais que certains sont contre la publi sur les RS d’articles de la presse payante. Moi, je le fais de temps en temps (pas souvent), quand je pense que c’est important.